Josu Ternera, dirigeant historique de l’ETA, revient en exclusivité pour Mariannesur ses dix-sept années de cavale. Jugé du 19 au 22 octobre à Paris dans des dossiers de terrorisme, celui qui fut un artisan du désarmement du groupe séparatiste basque raconte une vie de clandestinité et de diplomatie secrète.
Il a longtemps été un homme de l’ombre et du secret. Alors personne ne reconnaît Josu Ternera, ce jour d'octobre, dans ce zinc du centre de Paris. Son visage a vieilli. Le crâne s’est dégarni. Mais l’œil est toujours vif. Sur sa tête, un béret noir, emblème des Basques ; à sa cheville, un bracelet électronique. Le chef historique de l’organisation clandestine révolutionnaire Euskadi ta Askatusana, plus connue sous le nom d’ETA, est assigné à résidence en région parisienne depuis le mois de juillet 2020.
Jose Antonio Urrutikoetxea de son vrai nom, était en fuite depuis 2002, traqué par les services antiterroristes français et espagnols. Ce n’est que le 16 mai 2019 que cette chasse à l’homme a pris fin : des policiers de la DGSI l’interpellent vers 7 heures du matin sur le parking d’un hôpital de Sallanches (Haute-Savoie), alors qu'il était sur le point de se faire opérer d'une tumeur.
Âgé aujourd'hui de 69 ans, l’homme né près de Bilbao, dans le Pays basque espagnol, a un demi-siècle au service de la cause séparatiste basque à son actif. Il a rejoint l’ETA avant même sa majorité, en a ensuite gravi tous les échelons. Voleur d’argent et d’explosifs, entremetteur avec des guérilleros sud-américains, il réchappe de justesse, à 25 ans, à un attentat à la bombe-ventouse sous sa voiture. Puis en 1987, il est catapulté n°1 du groupe indépendantiste, jusqu’en 1989, période où la « lutte armée » traverse ses heures les plus meurtrières. De sa naissance sous la dictature de Franco jusqu'à son « cessez-le-feu permanent » en 2011, 829 personnes auraient péri sous les balles ou par les bombes de l’ETA des deux côtés des Pyrénées.
Accents de regrets
« Il y a eu des victimes de toutes parts, et il y a toujours trop de victimes dans ces conflits. Deux parties s’y sont opposées. Des torts ont été causés des deux côtés. Et je regrette sincèrement toutes les souffrances qui ont été causées », nous confie Josu Ternera dans un français mâtiné d’un fort accent espagnol. Des attentats à la voiture piégée aux négociations secrètes pour la paix avec Madrid, Josu Ternera est le témoin d’une histoire franco-espagnole à plaie ouverte, parsemée de rancoeurs et souffrances. Il résume, plus que quiconque, les évolutions et les ambiguïtés de l’organisation terroriste.
Sur une bande audio envoyée au journal basque Gara, le 3 mai 2018, c'est donc sa voix qui acte la dissolution finale, avec ces mots : « ETA veut informer le peuple basque de la fin de son chemin. » Terme d’un demi-siècle de violence. On connaissait peu les coulisses de ce démantèlement devenu au fil des années unilatéral. « Le travail en amont a été immense et périlleux », témoigne aujourd’hui l'ancien dirigeant basque. « C'était un travail de longue haleine. Et très souvent, il consistait à convaincre les gens de mon propre camp. Je dirais même que le processus de maturation a été trop long… »
C'est la première fois qu'il raconte cette cavale. Explorer cette vie secrète de Josu Ternera, c’est se perdre au croisement de la justice antiterroriste et de la diplomatie secrète. L’influent chef est formel : il a passé ces dix-sept dernières années au service d’une cause et d’une seule : « Résoudre le dernier et plus ancien conflit armé d’Europe occidentale ».
2002 - 2005 : entrée en clandestinité
Ces pourparlers pour la paix débutent par une cavale : en novembre 2002, Ternera devient un fugitif. Il profite d’un voyage en Suisse pour se dérober à la Cour suprême espagnole qui le recherche pour répondre d'un attentat dans une caserne de la Guarda Civile à Saragosse en 1987. Lui estime que les conditions d’impartialité de son procès n’étaient pas réunies.
« Au moment de rentrer en clandestinité, mon but était de ne pas laisser ce conflit pourrir dans les mains des générations futures. C’est ce qui était dans ma tête, tout le temps », assure l’indépendantiste. A cette époque, l’ETA est morcelée, affaiblie par une vague de coups de filet en 2003-2004. Mais au sein de ses derniers réduits, le groupe séparatiste abrite encore des hommes, des idées radicales et la capacité de tuer. Ses planques (les zulo, en basque) renferment quantité d’armes automatiques et sans doute des tonnes d’explosifs. En août 2004, depuis leurs prisons, des repentis de l’ETA conjurent leur direction de se rendre, même si la défaite a une odeur âcre : « Cette lutte armée que nous avons développée, ne sert plus. (...) C’est mourir à feu lent », écrivent-ils dans un courrier. Combien de temps met une organisation terroriste à s'éteindre ? Tous les vétérans ne sont pas prêts à rendre les armes. La nouvelle génération, plus radicale, plus rigide que ses aînés, éduquée à la guerre de rue, est la plus dure à convaincre.
2005-2006 : négociations de paix
Bien qu’étant fugitif, Josu Ternera se rend en Suisse en juin 2005 sous escorte… de la police fédérale. En compagnie de deux autres interlocuteurs de l’ETA, il a été désigné pour dialoguer avec le gouvernement espagnol de Zapatero. De Genève, ils partent en jet privé pour Oslo, en Norvège, en terrain neutre. « Tout cela était officiel, mais secret », raconte l’indépendantiste. « On arrivait la nuit. Le matin, on est reçu par le ministre norvégien des Affaires étrangères. Les négociations continuaient jusqu’à ce qu’on arrive à un accord. On a négocié point par point, virgule par virgule. » Ces négociations en catimini aboutissent à la déclaration de la grande trêve de 2006.
Pour convaincre ses camarades basques retranchés, le « négociateur » Ternera les rencontre en catimini dans leurs terres de replis : dans les Landes, les Pyrénées-Atlantiques, le Limousin... « Cela a nécessité des dizaines voire des centaines de rencontres avec des gens de mon propre camp. Mais aussi des gens de la société civile du Pays basque, ou des membres d’organisations internationales, qui peuvent faciliter les différents contacts ». Une gageure, surtout pour convaincre l'aile dure du groupe : « Je ne vais pas le nier : ce n’était pas facile. »
D’après Ternera, les autorités espagnoles lui auraient délivré « un sauf-conduit ». « Chaque pas que l’on faisait, il fallait le discuter. On a demandé des garanties à la partie espagnole. L’endroit de la rencontre physique est sécurisé. »
Ces rencontres non-avouées ne font pas les gros titres. « C’est la condition de l’efficacité. Les Etats ne peuvent pas rendre publiques ces discussions quand elles ont cours. Cela se fait nécessairement sous l’égide de facilitateurs, dans une forme de diplomatie mi-étatique, mi-privée », déchiffre son avocat, Me Laurent Pasquet-Marinacce.
Mais peu après l’état-major de l’ETA écarte Ternera. La trêve cesse avec un attentat à l’aéroport de Madrid le 30 décembre 2006.
2011 : retour à Oslo
De retour à la clandestinité, en 2007, Ternera se fait discret, invisible. Il vit en France sous des identités fictives. « Je ne pouvais pas m’afficher avec mon nom. Mais j’avais une vie normale », raconte-t-il. Il s'installe dans un gîte à Durban-sur-Arize, un village de 180 âmes en Ariège, sans téléphone, sans moyen de locomotion et sans argent. Les Pyrénées françaises ont souvent été une terre de repli pour les vétérans d'ETA. Il vit la plupart du temps seul, sous le nom de Daniel, et se présente à ses voisins comme un professeur d'histoire.
Ce n’est que fin 2011 que Josu Ternera s’envole à nouveau pour Oslo, muni d’un passeport diplomatique. Il fait partie d’une délégation de membres de l’ETA venue discuter du désarmement. La Norvège leur accorde une résidence. Une fois encore, l'avenir du Pays basque se joue dans le royaume scandinave. « Mais le gouvernement espagnol ne s’y rendra pas », regrette-t-il.
Les négociations se font tout de même, mais bientôt s’enlisent. Dix-huit mois après le cessez-le-feu, ETA n'a toujours pas amorcé son désarmement. La Norvège finit par expulser les trois hommes en mars 2013. C’est donc sans interlocuteur étatique que l’organisation poursuivra de manière « unilatérale » et à pas lents, ce processus.
2013 : la fuite de l’Ariège
Quatre mois plus tard, le 16 juillet 2013, la police toque à la porte de la ferme où Ternera est retranché. Trop tard : l’activiste les a vus. Il s’est évaporé. Les enquêteurs ne trouveront sur place que sa compagne Agnès et sa fille, Malu, née en mars. Ils saisissent aussi des disques durs, des clés USB et des clés de chiffrage PGP. Agnès ne le contactait que via des cabines téléphoniques ou des cartes prépayées.
Jose Antonio Urrutikoetxea est à nouveau en fuite. Selon un renseignement anonyme à la police, durant cette nouvelle cavale, il aurait trouvé refuge auprès d’un maire du Gers. Sa dernière cache sera un chalet de montagne, à Saint-Nicolas de Véroce, en Haute-Savoie, à 30 minutes de l'hôpital où il fut arrêté.
Le temps des enquêtes
Car en parallèle, l’homme était traqué par la justice française. Tout artisan de la paix qu’il fut, ce séparatiste reste suspecté d’être l’instigateur des commandos dits « itinérants » d’ETA, et doit toujours répondre, en France, de « deux dossiers distincts », confirme à Marianne un magistrat du parquet national antiterroriste, pour des faits situés entre 2002 et 2005, « période où l’activité clandestine de l’organisation restait importante, ainsi qu'entre 2010 et 2013 ».
En 2004, son ADN était découvert lors des perquisitions de deux planques de membres de l’ETA : sur un chiffon dans un appartement à Lourdes (Hautes-Pyrénées) ainsi que sur divers vêtements saisis dans un box à Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne). Lui explique que ces rencontres secrètes étaient liées aux négociations de paix. Ces éléments le font condamner, en son absence, à cinq ans de réclusion en 2010 pour « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme ».
D'après le jugement du tribunal correctionnel de Paris, que Marianne s’est procuré, Josu Ternera « apparaît comme le chef principal de l'organisation terroriste ETA et représente un danger particulièrement grave pour la sécurité publique ». Il est également incriminé pour avoir participé, au titre de son appartenance à l’organisation basque, à « une réunion clandestine » avec… le Premier ministre du gouvernement autonome de Catalogne, Josep Lluis Carod-Rovira.
Diplomate et terroriste ?
Très paradoxalement, le tribunal reconnaît dans son jugement que ces contacts avec des membres de l’organisation peuvent s'expliquer « dans le contexte de la préparation des négociations à venir courant 2006 entre le gouvernement espagnol et ETA, le recueil de contributions d’activistes chevronnés, voire historiques, d’expériences différentes, pouvait s’avérer indispensable. » Une situation bizarroïde où il est à la fois désigné comme un négociateur pour la paix et accusé de préparer des actes terroristes.
Suite à l’enquête liée à la perquisition de son gîte en Ariège en 2013, un autre procès débute. Il est jugé en son absence, toujours. Dans son jugement rendu le 1er juillet 2017, le tribunal correctionnel de Paris le condamne à huit ans de réclusion, au titre de « la poursuite de son activité au sein de l'organisation terroriste ETA » entre 2011 et 2013. Une fois encore, la juridiction reconnaît sa participation aux « pourparlers secrets avec des émissaires du gouvernement espagnol » durant cette période. Alors, diplomate de l’ombre, ou terroriste ?
Puisqu’il était absent à ses procès, il a pu faire opposition à ces deux condamnations, et sera rejugé pour ces deux dossiers du 19 au 22 octobre à Paris. « Au mépris de toutes les règles diplomatiques élémentaires, l’Etat français a choisi de me poursuivre. Il privilégie l’unique approche pénale, et refuse de reconnaître les efforts entrepris pour sortir de l’affrontement violent. Qui plus est, cela risque d’envoyer un message, ô combien dangereux, qu’une paix ne peut être construite que par la force et la coercition », s'agace Ternera qui juge que ces poursuites « remettent en cause la sécurité diplomatique devant être garantie à toute personne participant à des négociations ».
Appel à une "justice transitionnelle"
Bien que l’ETA soit dissoute, la question basque n’est pas réglée pour autant. Les prisons françaises et espagnoles sont encore gorgées de détenus basques lourdement condamnés. Selon une source judiciaire, « on dénombre 34 personnes incarcérées en France pour des faits de terrorisme en lien avec l’organisation ETA ». Le parquet antiterroriste souligne par exemple « la gravité des faits reprochés à Frédéric Haramboure, Jacques Esnal et Jean Parot, qui ont été condamnés le 19 juin 1997 par la cour d’assises de Paris à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une peine de sûreté pour leur participation à un commando de l’ETA opérationnel de 1978 à 1989. Ce commando est considéré comme étant responsable de 22 attentats ayant fait 38 morts et plus de deux cent blessés, dont certains sont directement imputables aux intéressés ».
Josu Ternera en appelle à l’apaisement et à une « justice transitionnelle » dans le conflit basque, « qui par définition implique d’introduire de la souplesse dans l’application de la règle de droit ». Selon lui, il faut qu’une « réparation » soit apportée. A l'écouter, un travail de mémoire doit aussi être effectué, « afin que le conflit ne se perpétue pas ».
Mais Emmanuel Macron, le chef de l’Etat, donnait peu d’espoir à un tel règlement du conflit. Ainsi réagissait-il, à Biarritz, au lendemain de la capture de Ternera : « La réconciliation politique, la sortie des armes, n’enlève rien et ne vaut pas amnistie. »